dimanche 7 janvier 2018

La vie extra-ordinaire (et passionnante) de François Ixe # Christiane Doreau

Août 2017


LA VIE EXTRA-ORDINAIRE (ET PASSIONNANTE) DE FRANÇOIS IXE



François Ixe n’a jamais été vraiment dans la norme. Déjà enfant il dormait à l’école. Enfin, on croyait qu’il dormait, il en avait tout l’air. Mais si le professeur l’interrogeait il s’apercevait que François répondait correctement. Il ne dormait donc pas vraiment. Et pourtant, affalé sur son bureau, la tête sur les bras, il semblait bien dormir. Les profs avaient l’habitude, enfin, les anciens car les nouveaux commençaient toujours par lui faire des remarques "François, tenez-vous bien", "François, réveillez-vous", "François vous n’êtes pas ici pour finir votre nuit"… et puis, de guerre lasse ou après s’être renseignés auprès des collègues plus anciens ils abandonnaient.
Plus tard, François ne s’est pas intégré dans la société, parce qu’il n’a pas pu, ou pas voulu. Lui, ce qu’il aimait, c’était ne rien faire… rêver. Alors il rêvait dehors, sur un banc, dans la rue, sous les ponts. En ces années 70 foisonnantes, on l’a retrouvé passant d’une communauté à l’autre, d’une ville à l’autre. A cette époque, des jeunes qui se cherchaient et qui essayaient d’inventer une nouvelle vie, il y en avait… Il a suivi ce mouvement, et s’est beaucoup déplacé. Est-il allé en Inde ou au Népal ? On n’en est pas sûr. Ce qui est sûr, c’est qu’il a toujours écrit sur des cahiers qu’il avait toujours sur lui. Quand un cahier était fini, il l’envoyait à son frère qui le conservait. Qu’écrivait-t-il ?

Je me marge
Je temps qui coule, inlassable
Je dé-norme
Vagabond c’est mon nom.
Vague, très vague,
Dans le vague je suis
Vague des habitudes, vague des obligations.
Vague, je suis vague, je coule, je roule
J’éclate, je sac et ressac
Inlassablement, interminablement
Sac et ressac
Boucler son sac, et bond et rebond
Ile je suis.

Un jour qu’il avait dû refaire ses papiers d’identité, on lui a demandé sa profession. "Chasseur de dragons." a-t-il répondu. "Monsieur je parle sérieusement." "Moi aussi." a-t-il répondu encore. "Chasseur de dragons, Je chasse les dragons de l’habitude."

Il y a des gens qui ne sont plus que des morceaux
     Morceaux d’êtres
Disparates
Morceaux désarticulés
     Désassemblés
     Trous assemblés
Il y a des gens qui ne sont plus qu’habitude
     Gestes somnambules
     Pensées robotisées
Ils croient parler, ils sont parlés
Ils croient agir, ils sont agis
Ils croient penser, ils sont pensés
Ils croient choisir,
Ils sont décidés dans un nulle part du politiquement correct
Et moi ? Que suis-je là-dedans ?

On le voit François s’interroge, cela n’a rien de surprenant, les cours de philo et de français étaient les seuls qui le sortaient de sa torpeur au lycée.

Pendant quelque temps on le retrouve en prison. Avait-il commis quelque délit ? C’est peu probable. On sait qu’il a fait partie des gens qui ont défendu le Larzac alors qu’il était question d’en faire un camp militaire. A-t-il été arrêté lors d’une manif ? C’est possible… Son incarcération date en tous cas de cette époque. Et les textes qu’il écrit à ce moment-là sont plutôt sombres.

Cadres murs    barreaux
Barreaux qui me masquent le ciel   barreaux
Vomir cette moiteur
Vomir cette gluance qui colle aux murs
Murs   colle    murs    gluance
Vomir et crier dans la pourriture des cœurs
Vomir             crier
La mort me guette derrière chaque porte
Je veux bien mourir
Mais pas d’une mort dégoutante
L’ombre s’infiltre en moi, sombre
L’aile noire est devenue mon ciel
Je funèbre, je gouffre amer, je puits fétide
Ténèbres je vous hais

De route en chemin, d’expérience en expérience, de voyage au bout du monde en voyage intérieur, on le retrouve dans les années 90 dans la région lyonnaise, plus ou moins crieur public. Il harangue les foules lors de manifestations. Son thème de prédilection c’est la télévision "machine à enconnarder les gens. Arrêtez de la regarder " disait-il. Il aime discourir, on l’écoute. Il déclame aussi ses propres textes. Pour les lyonnais il fait partie du folklore… C’est un marginal, certes, mais on l’écoute, on l’apprécie car il fait rire, il a de l’esprit. Autour des années 2000 il édite ses propres textes et les vend au marché de la création le dimanche matin. C’est le seul poète de tout le marché. Et bien sûr il continue de déclamer ses textes à la foule, ses textes et tout ce qui lui passe par la tête. Et il faut bien reconnaitre qu’il a de la gouaille… et de l’inspiration. Tant et si bien qu’on le demande lors de manifestations pour mettre de l’animation.  En vieillissant ses textes s’enrichissent, se font plus sensuels, s’inspirent plus de la nature. Mais il garde son côté d’éternel révolté.

                       Sentir la vie qui court, qui palpite
S’en entourer, s’en délecter
S’y plonger, s’en rassasier
Etre là dans sa tiédeur
Là où ça frémit,
où ça frissonne
où ça bouillonne
où ça foisonne
le temps passe sur la pluie des désert
le temps passe sur les mots
le temps passe sur nos vies
Saturons-le, saturons le temps
De rires, de révoltes, de défis
Mais aussi de complicité, de tendresses, de rêves
Sentir, sentir la vie qui court, qui palpite…

Son dernier recueil "Eloge de la folie" a eu beaucoup de succès. On le murmure pour certains prix littéraires. Qui sait ?

          Soyons fous ou jouons à être fous
          La folie est la seule chose vraiment sérieuse dans la vie
Dé-normons nos cerveaux et
            Transgressons les usages
            Dé-logiquons nous
            Passons les frontières, dissonnons, difractons
       Dé-lafontainisons nous
            Dé-mondialisons nous
       Dé-laroussons nous
            Dé-géométrisons nous
       Dé-grammatisons nous
       Dé-programmons nous
                      Désabrutissons nous
       Crucifions la norme
Rafraichissons-nous dans des sources vives
Songeons, rêvons, inventons, créons
Arrachons nos muselières
Chantons en rouge    en bleu    en jaune
Colorons notre ombre
Inventons-nous des paniers de baisers
 Et jouons



Christiane Doreau née en 1950 et vivant en Haute-Savoie.