Août 2017
LA VIE EXTRA-ORDINAIRE (ET PASSIONNANTE)
DE FRANÇOIS IXE
François Ixe n’a jamais été
vraiment dans la norme. Déjà enfant il dormait à l’école. Enfin, on croyait
qu’il dormait, il en avait tout l’air. Mais si le professeur l’interrogeait il
s’apercevait que François répondait correctement. Il ne dormait donc pas
vraiment. Et pourtant, affalé sur son bureau, la tête sur les bras, il semblait
bien dormir. Les profs avaient l’habitude, enfin, les anciens car les nouveaux
commençaient toujours par lui faire des remarques "François, tenez-vous
bien", "François, réveillez-vous", "François vous n’êtes
pas ici pour finir votre nuit"… et puis, de guerre lasse ou après s’être
renseignés auprès des collègues plus anciens ils abandonnaient.
Plus tard, François ne s’est pas
intégré dans la société, parce qu’il n’a pas pu, ou pas voulu. Lui, ce qu’il
aimait, c’était ne rien faire… rêver. Alors il rêvait dehors, sur un banc, dans
la rue, sous les ponts. En ces années 70 foisonnantes, on l’a retrouvé passant
d’une communauté à l’autre, d’une ville à l’autre. A cette époque, des jeunes
qui se cherchaient et qui essayaient d’inventer une nouvelle vie, il y en
avait… Il a suivi ce mouvement, et s’est beaucoup déplacé. Est-il allé en Inde
ou au Népal ? On n’en est pas sûr. Ce qui est sûr, c’est qu’il a toujours
écrit sur des cahiers qu’il avait toujours sur lui. Quand un cahier était fini,
il l’envoyait à son frère qui le conservait. Qu’écrivait-t-il ?
Je me marge
Je temps qui coule, inlassable
Je dé-norme
Vagabond c’est mon nom.
Vague, très vague,
Dans le vague je suis
Vague des habitudes, vague des
obligations.
Vague, je suis vague, je coule, je roule
J’éclate, je sac et ressac
Inlassablement, interminablement
Sac et ressac
Boucler son sac, et bond et rebond
Ile je suis.
Un jour qu’il avait dû refaire ses papiers
d’identité, on lui a demandé sa profession. "Chasseur de dragons."
a-t-il répondu. "Monsieur je parle sérieusement." "Moi aussi."
a-t-il répondu encore. "Chasseur de dragons, Je chasse les dragons de
l’habitude."
Il y a des gens qui ne sont plus que des
morceaux
Morceaux
d’êtres
Disparates
Morceaux désarticulés
Désassemblés
Trous
assemblés
Il y a des gens qui ne sont plus
qu’habitude
Gestes
somnambules
Pensées
robotisées
Ils croient parler, ils sont parlés
Ils croient agir, ils sont agis
Ils croient penser, ils sont pensés
Ils croient choisir,
Ils sont décidés dans un nulle part du
politiquement correct
Et moi ? Que suis-je là-dedans ?
On le voit François s’interroge, cela n’a
rien de surprenant, les cours de philo et de français étaient les seuls qui le
sortaient de sa torpeur au lycée.
Pendant quelque temps on le retrouve en
prison. Avait-il commis quelque délit ? C’est peu probable. On sait qu’il
a fait partie des gens qui ont défendu le Larzac alors qu’il était question
d’en faire un camp militaire. A-t-il été arrêté lors d’une manif ? C’est
possible… Son incarcération date en tous cas de cette époque. Et les textes
qu’il écrit à ce moment-là sont plutôt sombres.
Cadres murs barreaux
Barreaux qui me masquent le ciel barreaux
Vomir cette moiteur
Vomir cette gluance qui colle aux murs
Murs colle
murs
gluance
Vomir et crier dans la pourriture des
cœurs
Vomir crier
La mort me guette derrière chaque porte
Je veux bien mourir
Mais pas d’une mort dégoutante
L’ombre s’infiltre en moi, sombre
L’aile noire est devenue mon ciel
Je funèbre, je gouffre amer, je puits
fétide
Ténèbres je vous hais
De route en chemin, d’expérience en
expérience, de voyage au bout du monde en voyage intérieur, on le retrouve dans
les années 90 dans la région lyonnaise, plus ou moins crieur public. Il
harangue les foules lors de manifestations. Son thème de prédilection c’est la
télévision "machine à enconnarder les gens. Arrêtez de la regarder "
disait-il. Il aime discourir, on l’écoute. Il déclame aussi ses propres textes.
Pour les lyonnais il fait partie du folklore… C’est un marginal, certes, mais
on l’écoute, on l’apprécie car il fait rire, il a de l’esprit. Autour des
années 2000 il édite ses propres textes et les vend au marché de la création le
dimanche matin. C’est le seul poète de tout le marché. Et bien sûr il continue
de déclamer ses textes à la foule, ses textes et tout ce qui lui passe par la
tête. Et il faut bien reconnaitre qu’il a de la gouaille… et de l’inspiration.
Tant et si bien qu’on le demande lors de manifestations pour mettre de l’animation.
En vieillissant ses textes
s’enrichissent, se font plus sensuels, s’inspirent plus de la nature. Mais il
garde son côté d’éternel révolté.
Sentir la vie qui court,
qui palpite
S’en entourer,
s’en délecter
S’y plonger, s’en
rassasier
Etre là dans sa
tiédeur
Là où ça frémit,
où ça frissonne
où ça bouillonne
où ça foisonne
le temps passe sur
la pluie des désert
le temps passe sur
les mots
le temps passe sur
nos vies
Saturons-le,
saturons le temps
De rires, de
révoltes, de défis
Mais aussi de
complicité, de tendresses, de rêves
Sentir, sentir la
vie qui court, qui palpite…
Son dernier recueil "Eloge de la
folie" a eu beaucoup de succès. On le murmure pour certains prix
littéraires. Qui sait ?
Soyons fous ou jouons à
être fous
La folie est la seule
chose vraiment sérieuse dans la vie
Dé-normons nos
cerveaux et
Transgressons les usages
Dé-logiquons nous
Passons les
frontières, dissonnons, difractons
Dé-lafontainisons
nous
Dé-mondialisons nous
Dé-laroussons nous
Dé-géométrisons nous
Dé-grammatisons
nous
Dé-programmons
nous
Désabrutissons
nous
Crucifions la norme
Rafraichissons-nous
dans des sources vives
Songeons, rêvons,
inventons, créons
Arrachons nos
muselières
Chantons en rouge en bleu en jaune
Colorons notre
ombre
Inventons-nous des
paniers de baisers
Et jouons
Christiane Doreau née en 1950 et vivant en Haute-Savoie.