CRÉATURE
Elle va finir
par nous détruire. Depuis que nous avons emménagé il y a dix-huit mois, rien ne
va plus.
Je suis toute
seule à la maison cette après-midi. Je déteste ça. Eric est parti travailler
alors qu'il sait très bien qu'elle risque de s'en prendre à moi. Il m'a dit de
ne pas m'inquiéter, qu'il ne m'arriverait probablement rien et qu'il serait là
ce soir pour m'emmener dîner au restaurant si j'en ai envie. Ne pas
s'inquiéter, plus facile à dire qu'à faire. Le robinet qui goutte me tape sur
le système. Je n'en peux plus d'entendre ce satané flop flop. Il fuit depuis
des semaines, mais il n'a toujours pas pris le temps de s'en occuper. Je coupe
l'arrivée d'eau pour ne plus l'entendre.
Je ne me suis
jamais sentie chez moi dans cette maison. Nous l'avons pourtant aménagée à
notre goût mais l'atmosphère reste froide, impersonnelle, comme si elle ne
voulait pas de nous. Nous l'avons achetée à un couple de personnes âgées. La
dame a été placée en maison de retraite. Le monsieur est mort de vieillesse ici
même, comme si le fait d'avoir été séparé de sa femme l'avait tué. Les voisins
racontent qu'il a tout fait pour éviter le placement mais la maladie
d'Alzheimer était trop évoluée. Elle déambulait en pleine rue en chemise de
nuit, le regard hagard. Quand nous avons emménagé, je me suis empressée d'aller
faire les boutiques pour refaire toute la décoration. Même après avoir changé
de papier peint, mis de la moquette au sol et acheté de beaux rideaux rouges,
je me sens toujours comme une étrangère. Cette maison est remplie de mauvaises
ondes.
Mince, je me
serais bien préparé un café. J'aurais dû y penser avant de couper l'eau. Bon,
c'est pas grave, j'en bois déjà trop de toute façon. Eric n'arrête pas de me
répéter que c'est à cause de ça que je fais de la tachycardie. Mais je ne peux
pas m'en empêcher. Faut dire qu'au moins ça m'occupe. Punaise ! Il a encore
laissé traîner ses pantoufles en plein milieu du chemin ! Et puis j'y crois
pas, il a marché sur la moquette avec ses godasses pleines de terre ! Y en a partout
! Il abuse là, c'est pas parce que je ne travaille plus que c'est à moi de
nettoyer toutes ses saletés !
Je branche
l'aspirateur et commence à nettoyer le plus gros de la poussière devant le
canapé. L'auréole juste devant, c'est la tâche de café que j'ai eu tant de mal
à faire partir. Ma tasse s'est renversée sur la moquette l'hiver dernier. Je
m'étais brûlée au deuxième degré sur la jambe droite. Ma peau était rouge,
pleine de cloques qui ont fini par se percer, laissant ma chair à vif. A chaque
pas que je faisais, mon pantalon frottait contre. La douleur n'était pas si
atroce, mais elle était là en permanence. J'avais pris l'habitude de me mettre
en pyjama, même la journée pour l'éviter. Eric trouvait que ça faisait
négligée, mais j'aurais bien aimé l'y voir lui. Maintenant que ma jambe est
guérie, je n'ai pas de cicatrice, mais à chaque fois que nous recevons des
invités, j'ai l'impression qu'ils ne voient que ça, cette grosse auréole qui
macule le sol comme une tâche de sang effacée à l'eau de javel.
Le ronron de
l'aspirateur a quelque chose d'apaisant, mais on dirait qu'il peine un peu. Le
sac est plein, il va falloir que je le change. C'est dingue à quelle vitesse la
poussière s'accumule ici. Je passe l'aspirateur tous les deux jours mais ce
n'est jamais assez. Je n'ose pas compter le nombre de sacs que j'ai déjà
utilisé. Notre appartement était plus petit, mais de là à remplir si vite les
sacs, c'est bizarre. Merde, j'en ai plus, j'ai oublié d'en acheter la dernière
fois. Bon, on va finir comme ça.
Le salon à peu
près propre, je rouvre l'arrivée d'eau et remplis le réservoir de la cafetière
pour une pause bien méritée. Quand je repense à tout ce qu'il s'est passé
pendant ces dix-huit mois, j'en ai des frissons. La brûlure, c'est loin d'être
le pire. Il y a une chose que ne risque pas d'oublier, c'est les dix points de
suture auxquels j'ai eu droit. Moi qui m'évanouis rien qu'à la vue d'une
aiguille.
Je sens
l'angoisse qui monte. Je n'en peux plus de ces crises, à chaque fois j'ai l'impression
que je vais mourir mais il ne se passe rien. Je n'ai pas voulu en parler à mon
médecin, je n'ai pas envie qu'il me donne des cachets qui m'assomment. Comment
l'affronter si je suis dans les vapes à cause d'un médicament ? Pendant que le
café coule, je m'applique à respirer lentement, profondément. J'essaye de
sentir l'air qui passe dans mes narines, puis dans ma gorge, pour finir par
déployer ma cage thoracique. C'est comme compter les moutons pour s'endormir...
Ça ne marche pas. Plus je tente de me calmer et plus je m'énerve. La laisser
m'affecter à ce point ne va pas arranger les choses. Je sens sa présence alors
que j'ai fermé la porte, j'ai même vérifié deux fois. Mon cœur tambourine, il
va finir par exploser. Je vais faire un infarctus de stress, comme ma grand-tante
Hélène.
Hélène, elle
avait peur de son ombre. Nous nous sommes toujours dit dans la famille que
c'était ça qui l'avait tuée. Lui rendre visite était une vraie corvée. Non
contente d'être la pire des hypocondriaques, elle avait également quelques
tendances à la paranoïa. Quand elle nous recevait avec mes parents, elle
fermait la porte d'entrée à double-tour. Ce geste anodin avait le don de me
hérisser le poil. Elle le ponctuait d'un exaspérant "Oh, les enfants, on
ne sait jamais ce qui peut arriver." Elle était persuadée que sa voisine
lui volait son courrier. La vérité, c'est que mis à part ma mère pour la
nouvelle année, personne n'avait envie de lui écrire, sauf les impôts. Un jour,
elle m'a demandé d'un ton inquisiteur si je fumais. Satisfaite de ma réponse,
elle a conclu par "tu sais que si jamais tu t'y mets, tu vas attraper le
cancer à coup sûr, Eloïse" Eloïse c'est ma mère. Après cette conversation,
j'ai décidé de ne plus aller la voir. Elle est morte un mois plus tard d'un arrêt
cardiaque. Elle avait pourtant une hygiène de vie irréprochable.
Plus jeune, je
rigolais d'elle, notamment avec mes cousines. Aujourd'hui je regrette, d'autant
plus qu'Eric me traite un peu de la même façon et que ça me fait souffrir. Il
prend un air condescendant quand je lui parle, on voit bien qu'il ne me prend
pas au sérieux. Comme lorsqu'il m'a rétorqué que j'étais dans le déni.
Je vais
regarder un peu la télé, ça va me calmer. C'est pas possible, elle est où la télécommande
? Elle n'est ni sur la table du salon, ni sur le canapé. Je ne retrouve jamais
rien dans cette maison. Je vais tomber dessus lorsque je n'en n'aurai plus
besoin. C'est comme l'autre fois, le matin, quand j'ai cherché les clés de
voiture pendant une heure, que je ne les ai pas retrouvées et que je suis
arrivée en retard au travail, un jour d'inventaire. Le prétexte que le patron
attendait pour me virer. Un mois plus tard mon contrat se terminait. Il n'a
évidemment pas été renouvelé. De toute façon, ce type là, il en avait après moi
parce que je ne répondais pas à ses avances. Le soir-même, j'ai retrouvé les
clés dans le vide-poche. Je suis persuadée qu'elles n'y étaient pas le matin.
J'en ai chialé pendant des semaines.
Peut-être bien
qu'Eric a laissé la télécommande sur le meuble télé. Et Bim ! Le genou contre
l'angle de la table en verre du salon. L'éclair de douleur arrive une seconde
avant que je ne comprenne ce qu'il vient de se passer. Je boitille jusqu'à la
salle de bains à la recherche d'un tube d'arnica. J'en applique une quantité
généreuse sur ma contusion, ça me soulage un peu. Sur l'étagère, il y a
toujours mon flacon vide de Chanel Numéro Cinq. Je l'ai retrouvé complètement à
sec un soir il y a environ un an. Ça sentait très fort le parfum comme si le
flacon avait été versé dans le lavabo. J'y tenais beaucoup, c'était un cadeau
d'Eric après une grosse dispute. On a failli se séparer. Il n'arrivait pas à
comprendre le fait que je ne veuille pas avoir d'enfant. A chaque fois que je
vaporisais du Chanel, ça me rappelait la possibilité douloureuse que nous
puissions ne pas vieillir ensemble. Ça remettait les choses en perspective.
J'aurais très bien pu me racheter un autre flacon de parfum, mais ça n'aurait
pas été pareil.
Même après ça,
Eric n'a pas écouté mes mises en garde. "T'es fatiguée ma chérie, tu
t'imagines des choses, ça va passer." C'est toujours pas passé. Mais après
tout, c'est de ma faute. Je devrais le savoir, depuis le temps, qu'il ne faut
pas compter sur lui pour régler le moindre problème, en particulier un de cette
ampleur. J'aurais dû l'éliminer pendant qu'il était encore temps. Mais est-ce
qu'on peut m'en vouloir d'être épuisée de prendre toute seule toutes les
décisions importantes dans cette maison, tout le temps ?
Cette menace
permanente m'a faite vieillir prématurément. C'est à elle que je dois mon
premier cheveu blanc. C'est aussi à elle que je dois la ride d'inquiétude qui
barre l'espace entre mes sourcils. Et c'est encore à elle que je dois les
cernes violettes qui me plombent le regard. Elle est absente depuis trop
longtemps. Le calme avant la tempête. Elle va surgir au moment où je m'y
attendrai le moins. Elle ne combat jamais à la loyale. Je suis à bout, je vais
finir par abandonner. Elle aura gagné la diablesse.
La voilà qui
arrive en rampant comme un serpent, en faisait tinter son hochet d'un air de ne
pas y toucher.
Née en 1992 à
Thionville, Laetitia Massy aime lire et écrire pour s'évader.