samedi 6 janvier 2018

Créature # Laetitia Massy


CRÉATURE


           Elle va finir par nous détruire. Depuis que nous avons emménagé il y a dix-huit mois, rien ne va plus.


Je suis toute seule à la maison cette après-midi. Je déteste ça. Eric est parti travailler alors qu'il sait très bien qu'elle risque de s'en prendre à moi. Il m'a dit de ne pas m'inquiéter, qu'il ne m'arriverait probablement rien et qu'il serait là ce soir pour m'emmener dîner au restaurant si j'en ai envie. Ne pas s'inquiéter, plus facile à dire qu'à faire. Le robinet qui goutte me tape sur le système. Je n'en peux plus d'entendre ce satané flop flop. Il fuit depuis des semaines, mais il n'a toujours pas pris le temps de s'en occuper. Je coupe l'arrivée d'eau pour ne plus l'entendre.

Je ne me suis jamais sentie chez moi dans cette maison. Nous l'avons pourtant aménagée à notre goût mais l'atmosphère reste froide, impersonnelle, comme si elle ne voulait pas de nous. Nous l'avons achetée à un couple de personnes âgées. La dame a été placée en maison de retraite. Le monsieur est mort de vieillesse ici même, comme si le fait d'avoir été séparé de sa femme l'avait tué. Les voisins racontent qu'il a tout fait pour éviter le placement mais la maladie d'Alzheimer était trop évoluée. Elle déambulait en pleine rue en chemise de nuit, le regard hagard. Quand nous avons emménagé, je me suis empressée d'aller faire les boutiques pour refaire toute la décoration. Même après avoir changé de papier peint, mis de la moquette au sol et acheté de beaux rideaux rouges, je me sens toujours comme une étrangère. Cette maison est remplie de mauvaises ondes.

Mince, je me serais bien préparé un café. J'aurais dû y penser avant de couper l'eau. Bon, c'est pas grave, j'en bois déjà trop de toute façon. Eric n'arrête pas de me répéter que c'est à cause de ça que je fais de la tachycardie. Mais je ne peux pas m'en empêcher. Faut dire qu'au moins ça m'occupe. Punaise ! Il a encore laissé traîner ses pantoufles en plein milieu du chemin ! Et puis j'y crois pas, il a marché sur la moquette avec ses godasses pleines de terre ! Y en a partout ! Il abuse là, c'est pas parce que je ne travaille plus que c'est à moi de nettoyer toutes ses saletés !

Je branche l'aspirateur et commence à nettoyer le plus gros de la poussière devant le canapé. L'auréole juste devant, c'est la tâche de café que j'ai eu tant de mal à faire partir. Ma tasse s'est renversée sur la moquette l'hiver dernier. Je m'étais brûlée au deuxième degré sur la jambe droite. Ma peau était rouge, pleine de cloques qui ont fini par se percer, laissant ma chair à vif. A chaque pas que je faisais, mon pantalon frottait contre. La douleur n'était pas si atroce, mais elle était là en permanence. J'avais pris l'habitude de me mettre en pyjama, même la journée pour l'éviter. Eric trouvait que ça faisait négligée, mais j'aurais bien aimé l'y voir lui. Maintenant que ma jambe est guérie, je n'ai pas de cicatrice, mais à chaque fois que nous recevons des invités, j'ai l'impression qu'ils ne voient que ça, cette grosse auréole qui macule le sol comme une tâche de sang effacée à l'eau de javel.

Le ronron de l'aspirateur a quelque chose d'apaisant, mais on dirait qu'il peine un peu. Le sac est plein, il va falloir que je le change. C'est dingue à quelle vitesse la poussière s'accumule ici. Je passe l'aspirateur tous les deux jours mais ce n'est jamais assez. Je n'ose pas compter le nombre de sacs que j'ai déjà utilisé. Notre appartement était plus petit, mais de là à remplir si vite les sacs, c'est bizarre. Merde, j'en ai plus, j'ai oublié d'en acheter la dernière fois. Bon, on va finir comme ça.

Le salon à peu près propre, je rouvre l'arrivée d'eau et remplis le réservoir de la cafetière pour une pause bien méritée. Quand je repense à tout ce qu'il s'est passé pendant ces dix-huit mois, j'en ai des frissons. La brûlure, c'est loin d'être le pire. Il y a une chose que ne risque pas d'oublier, c'est les dix points de suture auxquels j'ai eu droit. Moi qui m'évanouis rien qu'à la vue d'une aiguille.

Je sens l'angoisse qui monte. Je n'en peux plus de ces crises, à chaque fois j'ai l'impression que je vais mourir mais il ne se passe rien. Je n'ai pas voulu en parler à mon médecin, je n'ai pas envie qu'il me donne des cachets qui m'assomment. Comment l'affronter si je suis dans les vapes à cause d'un médicament ? Pendant que le café coule, je m'applique à respirer lentement, profondément. J'essaye de sentir l'air qui passe dans mes narines, puis dans ma gorge, pour finir par déployer ma cage thoracique. C'est comme compter les moutons pour s'endormir... Ça ne marche pas. Plus je tente de me calmer et plus je m'énerve. La laisser m'affecter à ce point ne va pas arranger les choses. Je sens sa présence alors que j'ai fermé la porte, j'ai même vérifié deux fois. Mon cœur tambourine, il va finir par exploser. Je vais faire un infarctus de stress, comme ma grand-tante Hélène.

Hélène, elle avait peur de son ombre. Nous nous sommes toujours dit dans la famille que c'était ça qui l'avait tuée. Lui rendre visite était une vraie corvée. Non contente d'être la pire des hypocondriaques, elle avait également quelques tendances à la paranoïa. Quand elle nous recevait avec mes parents, elle fermait la porte d'entrée à double-tour. Ce geste anodin avait le don de me hérisser le poil. Elle le ponctuait d'un exaspérant "Oh, les enfants, on ne sait jamais ce qui peut arriver." Elle était persuadée que sa voisine lui volait son courrier. La vérité, c'est que mis à part ma mère pour la nouvelle année, personne n'avait envie de lui écrire, sauf les impôts. Un jour, elle m'a demandé d'un ton inquisiteur si je fumais. Satisfaite de ma réponse, elle a conclu par "tu sais que si jamais tu t'y mets, tu vas attraper le cancer à coup sûr, Eloïse" Eloïse c'est ma mère. Après cette conversation, j'ai décidé de ne plus aller la voir. Elle est morte un mois plus tard d'un arrêt cardiaque. Elle avait pourtant une hygiène de vie irréprochable.

Plus jeune, je rigolais d'elle, notamment avec mes cousines. Aujourd'hui je regrette, d'autant plus qu'Eric me traite un peu de la même façon et que ça me fait souffrir. Il prend un air condescendant quand je lui parle, on voit bien qu'il ne me prend pas au sérieux. Comme lorsqu'il m'a rétorqué que j'étais dans le déni.

Je vais regarder un peu la télé, ça va me calmer. C'est pas possible, elle est où la télécommande ? Elle n'est ni sur la table du salon, ni sur le canapé. Je ne retrouve jamais rien dans cette maison. Je vais tomber dessus lorsque je n'en n'aurai plus besoin. C'est comme l'autre fois, le matin, quand j'ai cherché les clés de voiture pendant une heure, que je ne les ai pas retrouvées et que je suis arrivée en retard au travail, un jour d'inventaire. Le prétexte que le patron attendait pour me virer. Un mois plus tard mon contrat se terminait. Il n'a évidemment pas été renouvelé. De toute façon, ce type là, il en avait après moi parce que je ne répondais pas à ses avances. Le soir-même, j'ai retrouvé les clés dans le vide-poche. Je suis persuadée qu'elles n'y étaient pas le matin. J'en ai chialé pendant des semaines.

Peut-être bien qu'Eric a laissé la télécommande sur le meuble télé. Et Bim ! Le genou contre l'angle de la table en verre du salon. L'éclair de douleur arrive une seconde avant que je ne comprenne ce qu'il vient de se passer. Je boitille jusqu'à la salle de bains à la recherche d'un tube d'arnica. J'en applique une quantité généreuse sur ma contusion, ça me soulage un peu. Sur l'étagère, il y a toujours mon flacon vide de Chanel Numéro Cinq. Je l'ai retrouvé complètement à sec un soir il y a environ un an. Ça sentait très fort le parfum comme si le flacon avait été versé dans le lavabo. J'y tenais beaucoup, c'était un cadeau d'Eric après une grosse dispute. On a failli se séparer. Il n'arrivait pas à comprendre le fait que je ne veuille pas avoir d'enfant. A chaque fois que je vaporisais du Chanel, ça me rappelait la possibilité douloureuse que nous puissions ne pas vieillir ensemble. Ça remettait les choses en perspective. J'aurais très bien pu me racheter un autre flacon de parfum, mais ça n'aurait pas été pareil.

Même après ça, Eric n'a pas écouté mes mises en garde. "T'es fatiguée ma chérie, tu t'imagines des choses, ça va passer." C'est toujours pas passé. Mais après tout, c'est de ma faute. Je devrais le savoir, depuis le temps, qu'il ne faut pas compter sur lui pour régler le moindre problème, en particulier un de cette ampleur. J'aurais dû l'éliminer pendant qu'il était encore temps. Mais est-ce qu'on peut m'en vouloir d'être épuisée de prendre toute seule toutes les décisions importantes dans cette maison, tout le temps ?

Cette menace permanente m'a faite vieillir prématurément. C'est à elle que je dois mon premier cheveu blanc. C'est aussi à elle que je dois la ride d'inquiétude qui barre l'espace entre mes sourcils. Et c'est encore à elle que je dois les cernes violettes qui me plombent le regard. Elle est absente depuis trop longtemps. Le calme avant la tempête. Elle va surgir au moment où je m'y attendrai le moins. Elle ne combat jamais à la loyale. Je suis à bout, je vais finir par abandonner. Elle aura gagné la diablesse.

La voilà qui arrive en rampant comme un serpent, en faisait tinter son hochet d'un air de ne pas y toucher.


Née en 1992 à Thionville, Laetitia Massy aime lire et écrire pour s'évader.